CHAPITRE III

Le dimanche qui suivit notre voyage en gabarre sur la rivière de Seine, nous fûmes ouïr le père Cotton, jésuite et confesseur du Roi, prêcher à Saint-Germain-l’Auxerrois, en présence de Sa Majesté qui avait amené avec Elle Madame[8] et son ministre Sully, entêtés huguenots, afin, disait-il, de les convertir à la religion catholique. Le père Cotton commenta la parabole du bon Samaritain et, notamment, le passage où il est dit qu’ayant mené le voyageur blessé et dépouillé dans une auberge, il donna à l’aubergiste deux deniers pour soigner le malheureux en lui disant :

— Prends soin de lui, et ce que tu auras dépensé en plus, je te le rembourserai moi-même à mon retour.

Ce en plus, argua le père Cotton, justifiait le trésor que le Pape amassait par la vente des indulgences, grâce auxquelles il pouvait nourrir les bonnes œuvres qu’il n’eût pu, sans elles, étoffer.

Le prêche eut lieu à onze heures. Il y eut grande foule pour l’ouïr en raison de la présence du Roi et des prières qui se faisaient partout pour la conversion de Madame et de Sully. À la sortie de la messe, mon père aperçut le Révérend abbé Fogacer, médecin du cardinal Du Perron, en conversation avec le Roi et fut assez heureux, malgré la presse, pour l’atteindre dès lors que Sa Majesté le quittait et l’inviter à la volée à déjeuner dans notre logis du Champ Fleuri.

Fogacer accepta avec la joie la plus vive et, sur le porche de l’église, nous bailla, à mon père, au Chevalier et à moi-même (particulièrement à moi-même), de fortes et chaleureuses brassées. Après quoi, il demanda à mon père s’il pouvait recevoir, avec lui à sa table, le jeune acolyte qu’il avait ramené de Venise pour lui servir la messe. À quoi, non sans un petit sourire, mon père consentit.

Étant doté de grandes jambes (que la soutane allongeait encore), de bras interminables et d’un torse d’une maigreur extrême, Fogacer était reconnaissable de loin à sa silhouette arachnéenne et de près, à ses sourcils noirs comme dessinés au pinceau et relevés vers les tempes, ce qui lui donnait quelque ressemblance avec l’image que nous nous faisons de Satan. Image, disait mon père, qui ne disconvenait pas à certains de ses hérétiques propos, mais que démentait la bonté de son œil noisette. Nous ne l’avions point vu depuis un an pour la raison qu’il avait suivi en Italie le cardinal Du Perron, lequel se trouvait engagé, sur commandement du Roi, en une négociation des plus épineuses avec le Saint-Père au sujet de Venise.

Notre carrosse fit un détour par le logis de Fogacer pour y prendre son acolyte qui nous apparut sous les traits d’un jouvenceau joufflu, très bouclé et très brun, qui engloutit avec allégresse sa part de notre repue, sa bouche goûtant à notre table plus de plaisir toutefois que ses oreilles, car il ne connaissait pas du tout le français et pas beaucoup mieux l’italien, parlant le dialecte vénitien.

— Or çà, Fogacer ! dit mon père, la première bouchée à peine avalée, où en est-on de cette grandissime querelle entre Venise et le Pape ?

— Tout le mal, dit Fogacer, arquant son sourcil diabolique, est venu de ce que les cardinaux, il y a deux ans, ont eu l’étrange idée d’élire un pape vertueux…

— N’est-ce pas une bonne chose en soi ? dit le Chevalier d’un air innocent.

— Point du tout. Ce qu’il faut à la chrétienté, c’est un pape dont la vertu soit moyenne et l’expérience, grande. Au lieu que nous avons avec Paul V un pape dont la vertu est grande et l’expérience, petite. Raison pour laquelle il se tient si roidement aux traditions et privilèges de l’Église catholique et se mit tout soudain à jeter feux et flammes lorsque Venise arrêta et serra en geôle deux prêtres criminels.

— Qu’eût dû faire Venise ? demandai-je.

— Selon lesdits privilèges et traditions, les remettre au Pape pour qu’un tribunal ecclésiastique à Rome les jugeât. Mais le Doge, faisant valoir les droits de la Sérénissime République à juger ses propres citoyens, s’y refusa et Paul V, en son ire, prononça l’interdit contre Venise. Mon mignon, me dit-il en se tournant vers moi (appellation qui n’avait pas du tout dans sa bouche la même intonation que dans celle de Bassompierre), comme vous m’allez demander ce qu’est un interdit, je vais vous le dire. Défense fut faite par le Pape aux clergés séculier et régulier de dire la messe et d’administrer les sacrements sur le territoire de Venise. Eh bien, mon mignon, qu’en pensez-vous ?

Je regardai mon père qui, d’un coup d’œil, m’encouragea à dire mon opinion.

— Je pense que c’est une extravagance de priver tout un peuple de sa religion pour une raison aussi petite.

— Excellent ! Excellentissime ! s’écria Fogacer en levant au ciel ses bras arachnéens. Jeune Éliacin, la sagesse parle par ta bouche ! Comme bien tu le penses, Venise n’en resta pas là. Le Doge ordonna haut et fort aux clergés régulier et séculier de continuer comme devant à dire la messe et à administrer les sacrements, et comme les jésuites, en bloc, refusaient d’obéir, le Doge les expulsa de Venise. Furore au Vatican ! Un cieco furore ![9]. Le Pape, incontinent, lève une armée. Venise aussi ! Scandale et angoisse par toute la chrétienté !…

— Et tout cela pour deux prêtres criminels ! dis-je. Qu’importait, en fin de compte, par qui ils allaient être condamnés !

— Le bon sens même, dit Fogacer, passant sa longue main dans ses longs cheveux d’un blanc éclatant. Ce n’est plus seulement Éliacin que j’envisage céans, dévorant ses viandes à belles dents : c’est David qui juge selon le droit !

— Qu’avaient fait ces deux prêtres ? dit le Chevalier.

— L’un avait tué un homme, ce qui, il faut bien le dire, est fort peu chrétien et l’autre, dit Fogacer avec une grimace de dégoût, avait tâché de séduire sa nièce. Trahit sua quemque voluptas[10].

— Et qu’en résulta-t-il ? dit mon père.

— L’arbitrage de notre Henri, suivi d’interminables négociations. Et pour finir, une cote mal taillée. Venise ne rappelle pas les jésuites, mais remet au Pape les deux criminels.

— Et qu’en fit le tribunal du Pape ? demanda La Surie.

— Ce qu’eût fait tout aussi bien le tribunal de Venise. Il les jugea et les pendit.

— Pauvre profit pour les pauvres diables ! dit mon père.

— Mais grand profit pour le cardinal de Joyeuse et le cardinal Du Perron de passer à négocier un hiver, qui à Venise et qui à Rome. Et pour moi de rapporter de Venise ce charmant petit souvenir que voilà, poursuivit Fogacer en désignant son acolyte.

— Trahit sua quemque voluptas, dit le Chevalier.

Il avait parlé à mi-voix, mais je l’ouïs fort bien et je l’entendis mieux encore, tant je commençais à trouver incommode l’attention dont Fogacer m’accablait.

— Et le Roi est-il satisfait de cette heureuse issue ? dit mon père.

— Médiocrement. Il sait bien qu’il est à s’teure peu aimé de Venise et pas du tout du Pape, ayant dû arracher des concessions aux deux parties.

— Et du prêche du père Cotton, qu’en a-t-il pensé ?

— Je ne sais, mais Sully, toujours aussi roide, a dit, au sortir de la messe, que ce n’était là que « babil ». Et quant à Madame, elle a gardé un silence des plus rechignés.

— Il faut convenir, dit le Chevalier, que, pour un homme d’esprit, le père Cotton s’est montré singulièrement maladroit.

Parler des indulgences devant des calvinistes, c’est agiter un chiffon rouge devant un taureau.

— Ou devant des huguenots convertis, dit Fogacer avec son sinueux sourire.

— Mais, n’est-ce pas un abus avéré, dit mon père, de donner à penser aux gens qu’en récitant dix fois la même prière ou en donnant de l’argent aux prêtres pour leurs œuvres, ils vont gagner des jours d’indulgence à déduire des années de purgatoire qu’ils auront à purger avant d’entrer au paradis ?

— Comme quoi, dit le Chevalier avec feu, d’un abus découle toujours un autre abus. Et le premier en date fut cette damnable invention du purgatoire, imaginée par les évêques du Concile de Trente afin d’adoucir les peines éternelles de l’Enfer par des peines temporaires.

— Messieurs ! Messieurs ! s’écria Fogacer, en plaçant devant lui les paumes de ses longues mains comme s’il repoussait le Diable, je sens ici comme une odeur de caque ! N’ajoutez pas à l’excellente chère de votre table le scandale de vos propos !

— Qu’est cela ? dit mon père en levant un sourcil. Fogacer, n’êtes-vous plus sceptique ?

— Je ne le suis plus autant que par le passé, dit Fogacer d’un air confit. Ma soutane a fini par me coller à la peau. Et même, en quelque sorte, par la remplacer. Tant est que de mon athéisme même je commence aujourd’hui à douter sérieusement. Ce n’est pas que je croie davantage, mais je décrois moins…

— En bref, votre décroire décroît, dit le Chevalier, incapable de résister à un giòco di parole.

— Si j’osais dire un mot, hasardai-je…

— Mais parle, parle, mon mignon ! s’écria Fogacer. Toi qui es un Éliacin par la grâce et un David par le jugement…

Cet encouragement eût enlisé ma roue, si un regard de mon père ne l’eût ôtée aussitôt de l’ornière.

— Quant à moi, dis-je, plutôt que de gémir éternellement en enfer pour mes péchés, j’aimerais mieux encourir une peine temporaire, laquelle me parait, d’ailleurs, s’accorder davantage à la miséricorde divine.

— Excellent ! Excellentissime ! s’écria Fogacer. Mon mignon, je salue en toi le Ganimède qui verse dans les coupes des Olympiens l’ambroisie du bon sens.

— La miséricorde de Dieu, dit mon père gravement, s’exerce assurément, mais par des moyens dont nous ne pouvons préjuger sans impertinence. Rien dans les Saintes Écritures ne suggère l’existence d’un purgatoire.

— De cela, on pourrait disputer, dit Fogacer.

Mais il n’en fit rien et il y eut un assez long silence, ni le Chevalier, ni Fogacer, ni mon père ne se souciant de s’engager plus outre dans une querelle théologique.

— Eh bien ! dit Fogacer, maintenant que j’en ai fini avec mon conte romain, qu’en fut-il pendant ma longue absence de cette belle Paris ?

— Le Roi, dit le Chevalier, a, en février, achevé le Pont Neuf. Et il s’en est trouvé fort content. Il est passé plusieurs fois dessus pour le plaisir de le parcourir et sans aller nulle part, à s’teure en carrosse, à s’teure à cheval, à s’teure à pied. Et chaque fois, il en fut dans le ravissement. Puis ayant remarqué qu’ayant traversé le pont, il fallait faire un grand détour par la rue Pavée et la rue Saint-André-des-Arts pour gagner la Porte de Buci et sortir de Paris, il décida d’acheter toutes les maisons entre le Pont Neuf et la Porte de Buci afin de les jeter bas et de construire en leur place une voie nouvelle qui joindrait en droite ligne le pont à la porte. « Ce serait, dit-il, un grand ornement pour Paris et une grande commodité pour le public. »

— Mais ces maisons, dit Fogacer, appartiennent aux Augustins : des quais de Seine jusqu’à la rue Saint-André-des-Arts, mis à part l’Hôtel de Nevers, tout leur appartient.

— Soyez bien assuré, dit le Chevalier, que les Augustins en ont demandé un bon prix, lequel le Roi paya sans barguigner. Ce qui n’empêcha pas les bons pères, ayant empoché les trente mille livres tournois de la vente, d’arroser de leurs larmes les pieds de Sa Majesté. « Sire, gémirent-ils, maintenant que nous avons fait votre commandement, nous n’avons plus nos beaux jardins. – Ventre Saint-Gris, mes bons pères ! dit le Roi, l’argent que vous avez retiré de ces maisons vaut bien quelques choux ! »

À cela Fogacer s’ébaudit beaucoup, partageant tous les préjugés du clergé séculier à l’encontre des moines.

— Et comment, dit-il, le Roi va-t-il nommer la voie qui mènera du Pont Neuf à la Porte de Buci ?

— La rue Dauphine, dit La Surie.

— Ah ! Voilà qui est touchant ! dit Fogacer. Mais n’est pas pour m’étonner. Personne n’ignore à quel point Henri est raffolé du dauphin Louis.

— Encore qu’il soit parfois avec lui un peu rude, dit mon père. Ayant été lui-même beaucoup fouetté en ses jeunes années, il croit en la vertu du fouet. Il ne voit pas que chez lui, au contraire du dauphin Louis, la correction était corrigée par l’amour d’une mère.

Après cette remarque qui me frappa, mon attention se mit quelque peu à flotter, car je m’étais tout soudain avisé que la repue empiétait sur ma sieste. Et pour dire le vrai, j’aspirais à voir partir Fogacer, encore que je l’aimasse assez et l’aurais aimé tout à fait sans tous les noms qu’il me donnait. Passe encore qu’il m’appelât Éliacin et David, le premier étant renommé pour sa candeur et le second pour sa vaillance, mais pensait-il que je ne savais pas à quelle perverse fin Jupiter avait enlevé Ganimède ?

Comme s’il eût entendu mes pensées, Fogacer se leva, interminable et squelettique, les cheveux blancs de neige et les sourcils d’un noir d’ébène. Il prit congé courtoisement et s’en alla en sautillant sur ses longues jambes, suivi de son acolyte joufflu, fessu et crépu qui me parut, dans son sillage, absurdement plus petit.

À peine notre porte piétonne s’était-elle refermée sur eux qu’on entendit frapper à coups redoublés à notre porte cochère. Franz y alla voir et ouvrit aussitôt. C’était Madame de Guise qui survenait sans s’être annoncée, comme elle faisait d’ordinaire, par un petit vas-y-dire. Par la fenêtre de la salle, je la vis, dès que son carrosse de louage fut dans notre cour, en descendre à la hâte et arracher son masque d’un geste rageur. Son visage apparut, blême de colère, et faisant d’aussi grandes enjambées que ses petites jambes le lui permettaient, elle s’engouffra dans notre logis, sans répondre d’un signe ni d’un sourire, comme c’était son habitude, aux saluts de nos gens. Elle n’entra pas : elle fit irruption dans notre salle.

— Monsieur, dit-elle en fichant sur mon père des yeux étincelants, vous êtes un traître ! Et je suis contre vous dans une épouvantable colère !

— Beau début ! dit mon père.

Le Chevalier, avec une prestesse admirable, se glissa si vite hors de la pièce qu’on eût pu douter de l’y avoir vu une seconde plus tôt. Quant à moi, je me levai pour suivre son exemple quand la Duchesse dit d’une voix furieuse :

— Demeurez, mon filleul, vous allez apprendre de ma bouche quelle sorte de monstre est votre père !

Cette parole me déplut si fort que, regardant en face Madame de Guise, je lui dis, sans trop de ménagement ni de respect :

— Madame, je ne demeurerai céans que si mon père me le commande.

— Restez, mon fils, dit mon père avec calme.

Tout le temps que Fogacer avait retardé mon départ, j’avais rongé mon frein et je n’en fus que plus marri du commandement de mon père d’avoir à demeurer, lequel retardait derechef ma sieste avec Toinon. Et malgré mon affection pour la Duchesse, je conçus à cet instant un vif dépit de n’avoir pas demandé mon congé avant que la Duchesse n’entrât dans notre salle.

— Restez, mon fils, répéta mon père. Je ne sais pas encore la cause de cette vague déferlante qui nous tombe dessus, mais je gage qu’ayant monté comme l’écume, elle en a la consistance.

— Que veut dire cela ? dit la Duchesse, que cette image déconcertait.

— Qu’il s’agit en toute probabilité d’une querelle de rien.

— De rien ? s’écria Madame de Guise, très à la fureur, de rien ? Est-ce rien de vous dire de me rayer dorénavant du nombre de vos amis pour la raison que je ne veux plus voir céans, ou ailleurs, en ce monde, ou dans l’autre, votre traîtreuse face ?

— Dans ce cas, Madame, dit mon père en s’inclinant, voulez-vous me permettre de vous raccompagner incontinent à votre carrosse et de vous souhaiter bon retour en votre Hôtel de Grenelle.

— Quoi ! Vous ne voulez même pas m’entendre ? cria la Duchesse.

— Madame, à quoi bon ? Je suis déjà jugé, puisque vous avez déclaré la rupture avant d’énoncer le grief.

— Monsieur, dit la Duchesse, je n’entends rien à ce jargon. Ne croyez pas m’égarer par vos arguties. J’ai à vous adresser un capital reproche et par les dix mille diables de l’enfer, je le ferai, que cela vous plaise ou non !

— Madame, dit mon père en s’inclinant de nouveau avec froideur, laissons les dix mille diables bien au chaud en enfer et après cette hurlante préface, entrons, puisqu’il vous plaît, dans le vif du sujet.

Chose étrange, la Duchesse hésita avant de lancer son « capital reproche ».

— Monsieur, dit-elle enfin, j’ai appris ce matin qu’indubitablement, vous aviez mis la main à l’assassinat de mon défunt mari.

— J’ai mis la main à l’assassinat du Duc de Guise ? dit mon père, dont le calme laissa place à la stupéfaction. Et comment y ai-je mis la main. Madame ? Pouvez-vous me le dire ? Ai-je été partie à la conception de ce meurtre ? Ou ai-je été partie à son exécution ?

— Je ne saurais dire, dit la Duchesse, dont l’assurance parut ébranlée.

— Comment cela ? Vous ne sauriez dire ? Il faut bien pourtant que ce soit l’un ou l’autre.

— Je ne saurais dire, répéta la Duchesse.

— Eh bien. Madame, puisque vous ne le savez pas, je vais vous l’apprendre. Le projet de mettre fin à la vie du Duc de Guise fut envisagé par le roi Henri Troisième pour ce qu’il craignait que, s’étant rendu maître de Paris et l’ayant chassé de sa capitale, le Duc n’en vînt avec lui à la dernière extrémité pour se saisir de son trône. Cette décision fut prise à Blois par le Roi, assisté d’un Conseil réduit, auquel je n’appartenais pas, n’étant que le médecin de Sa Majesté. Et l’exécution de ce projet fut faite dans la chambre du Roi par huit de ses gardes particuliers. Quant à mon rollet dans l’affaire, Madame, il se borna à ceci : après la meurtrerie du Duc, je fus appelé en qualité de médecin par le Roi pour constater la mort de votre mari.

— Mais vous me l’avez caché jusqu’ici ! s’écria Madame de Guise. N’est-ce pas de la dernière offense ? De tout le temps que je vous ai connu, vous ne m’en avez jamais touché mot !

— Madame, pourquoi l’aurais-je fait ? Allais-je vous attrister par l’évocation de ce macabre examen ? Et ne savais-je pas que vous n’ignoriez rien de tout ce qui s’était passé à Blois, grâce au père de Monsieur de Bassompierre qui, s’échappant à temps de la ville, avait gagné Paris à brides avalées pour vous en avertir et tâcher de vous en consoler.

À ces paroles, Madame de Guise rosit et ne sut que répondre. Sur quoi mon père, qui me parut ne pas avoir évoqué sans intention la visite du père de Bassompierre, poussa sa pointe plus avant.

— Et pouvez-vous me dire, Madame, quel est celui qui vous a mis dans la cervelle cet injuste soupçon ?

— Je m’en garderai bien, Monsieur. Vous l’iriez provoquer.

— Mais non, mais non, Madame ! s’écria mon père avec véhémence. Mais non, je n’ai pas affaire à cela ! Je tiens le duel pour une détestable pratique. Qui plus est, je suis, comme vous le savez, l’héritier unique de cette botte de Jarnac dont personne n’a jamais réussi à trouver la parade. Raison pour laquelle je ne provoque personne et personne, à la cour, ne m’a jamais provoqué. Allons, Madame, allons, fi de ces dérobades ! Le nom de votre informateur, de grâce !

— Jurez-moi que vous n’irez pas…

— Je viens de vous en assurer.

— C’est mon fils, le Chevalier de Guise.

— Le Chevalier de Guise ! s’écria mon père en levant les deux bras au ciel, et son visage parut hésiter entre le rire et la fureur. Le Chevalier, un enfant posthume ! Madame, c’est un comble ! Il n’était même pas né lors de la meurtrerie de Blois ! Si je ne m’abuse, il a vu le jour sept mois après la mort de son père. Que peut-il en savoir ? N’auriez-vous pas dû penser que cet écervelé ne faisait que répéter un cancan de cour qu’il avait entendu. Ah ! Madame ! Votre famille me navre ! Il vous reste quatre fils…

— Cinq, dit Madame de Guise à mi-voix.

— Et de ces quatre-là, dit mon père qui feignit de ne l’avoir pas ouïe, le seul à n’avoir pas de dettes, c’est l’archevêque de Reims. Pendant ce temps, votre aîné, le Duc de Guise, se vautre dans la fainéantise et les extravagances. À ce que j’ai ouï, il élève maintenant dans son hôtel une lionne, en compagnie de qui il affecte de déjeuner… À Dieu ne plaise qu’il ne lui serve un jour de repas !

— Monsieur !

— Le Prince de Joinville, assurément le mieux venu de vos lionceaux, Madame, et le seul qui ait quelque esprit, le gâche à courir comme fol le cotillon.

— Vous le courûtes aussi.

— Mais point comme un fol, Madame. Il ne me serait jamais venu dans l’esprit de faire la cour à la maîtresse du Roi !

— Vous savez aussi bien que moi que le Roi délaisse cette année la Comtesse de Moret et n’a d’yeux que pour Charlotte des Essarts.

— Mais il lui déplaît qu’on vienne tremper les lèvres dans la coupe où il a bu et qu’il ne met de côté que pour y revenir. Et quant au Chevalier de Guise qui est si pieux qu’on l’a fait Chevalier de Malte, et si perspicace qu’à l’état de fœtus il avait déjà des lumières sur le meurtre de Blois, tout un chacun à la cour, et vous-même la première, connaît son caractère : médisant sans fondement, querelleur sans motif, brouillon à n’y pas croire et si haut à la main qu’il y a fort à parier qu’il se mettra quelque jour une très vilaine affaire sur les bras.

— Ah ! Monsieur ! Vous êtes trop dur !

— Point du tout, je dis vrai.

— Du moins ne pouvez-vous pas médire de ma fille. Le monde entier l’admire.

— Louise-Marguerite est assurément fort belle. Elle a aussi beaucoup d’esprit et elle est très enjouée, mais pourquoi, Madame, pourquoi a-t-il fallu qu’elle épouse un aussi étrange barbon que le Prince de Conti ?

— Ah ! Monsieur ! On ne dit pas ces choses-là d’un prince du sang ! En outre, le Prince de Conti est fort riche et vous n’ignorez pas qu’il y a des mariages qui vous libèrent une femme sans du tout lui peser.

— L’affreuse morale que voilà !

— C’est vous qui êtes affreux, Monsieur, de me dire tant de mal des miens. Je vous en garde une mauvaise dent et ne consentirai à vous pardonner que si vous venez à mon bal le seize août.

Et tout soudain, sa grande colère oubliée, Madame de Guise s’approcha de mon père, lui prit les deux mains dans les siennes et l’envisagea d’un air naïf et cajolant.

— Je n’irai pas, Madame, je vous l’ai déjà dit.

— Oh ! Monsieur ! Si vous m’aimez, vous viendrez. Pour-riez-vous me faire cette écorne ? Vous viendrez, et avec vous mon beau filleul ! À quoi servirait-il que je lui aie donné un maître à danser, s’il ne danse jamais ?

À cela, mon père ne répondit ni oui ni non, mais pour ma part, j’en avais assez entendu pour juger que ma présence n’était plus souhaitée. Je n’eus garde de demander mon congé. Je quittai la pièce à pattes de velours et gagnai ma chambrette où à ma grande déception, je ne trouvai pas Toinon. Ah ! que vide, ingrate, froide et inhospitalière me parut alors cette petite pièce ! Je redescendis en courant à l’office où je m’enquis auprès de Greta du lieu où ma soubrette pouvait bien se trouver.

— Mon mignon, dit Greta, Toinon t’a attentu une grosse heure dans ta chambrette, puis elle est partie à la moutarte au Marché Neuf avec Mariette et les soltats.

— Mais elle ne va jamais à la moutarde ! criai-je au désespoir. Mariette ne l’aime pas et les soldats l’aiment un peu trop !

— Se peut qu’elle t’ait voulu tépiter. Cette sieste manquée lui sera restée sur le cœur.

— Oh ! Greta, dis-je en me jetant dans ses bras, n’est-ce pas de la dernière injustice ! C’est bien à contrecœur que je lui ai failli. Ne savait-elle pas où j’étais et avec qui ?

— Bien sûr que si, elle le savait. Il eût fallu être sourd pour ne pas ouïr les cris de Son Altesse.

— Mais alors, dis-je, le visage collé contre sa poitrine, et la gorge serrée, pourquoi m’a-t-elle fait cette écorne ?

— Parce qu’elle est femme. Mon mignon, il va falloir que tu te fasses aux façons de ces animaux-là…

 

*

* *

 

J’ai lu dans mon vieil âge, sous la plume tourmentée de Blaise Pascal, que l’homme ne pouvait être qu’infiniment malheureux parce que se trouvant égaré par les puissances trompeuses de l’imagination, il poursuivait des plaisirs qu’il croyait délicieux. Cependant, dès qu’il les avait en sa possession, il ne trouvait plus en eux que dégoût et ennui.

Voilà, me semble-t-il, une vérité qui est loin d’être aussi générale que Pascal en avait l’assurance. Sans doute se rassasie-t-on du boire et du manger, mais l’avare se lasse-t-il jamais d’entasser l’or sur l’or ? Le glorieux, d’accumuler titres et honneurs ? Le luxurieux, de courir le cotillon ? L’homme est fait d’une étoffe moins délicate que ne le rêvait Pascal.

Je n’ai jamais, quant à moi, éprouvé ma vie durant le moindre sentiment de satiété à voir quotidiennement mes désirs satisfaits. En particulier quand se mêlaient à cette satisfaction les émeuvements les plus tendres. Au moment où son bal du seize août agitait si fort Madame de Guise, j’entrais dans ma quinzième année. Il y avait déjà trois ans que Toinon partageait ma couche. Et quand, à la fin de ma matinée laborieuse, je me hâtais vers ma chambrette, je vibrais toujours de la même délicieuse impatience. L’habitude n’émoussa jamais les enchériments merveilleux que je goûtais avec elle et quand elle me quitta, trois ans plus tard, elle me laissa irrassasié.

Ma soubrette, du temps où elle régna sur moi, n’eut jamais qu’une rivale : l’étude. Je m’y livrais avec un zèle si extraordinaire que le plus sévère des régents en eût été content. C’est que je n’y allais pas que d’une fesse, comme la plupart des écoliers, mais des deux, au galop et à brides abattues. À cette allure, je fis des progrès rapides. Mon jésuite en demeurait tout étonné, lui qui me donnait à composer, sur un thème donné, des dissertations de dix pages en latin et exigeait, après correction, qu’on dialoguât ensuite en langue cicéronienne sur les points litigieux. Mieux même, ou pis même : j’écrivais de mon plein gré des vers latins. Tous les pieds y étaient et la syntaxe aussi. Mais, je le crains, la poésie n’y gagnait que peu de chose, tout grand admirateur que je fusse de Virgile, et puisant dans Les Bucoliques mon inspiration.

Étant féru de beau langage, et ayant beaucoup goûté la compagnie d’Henri III, le plus instruit de nos princes Valois et le plus éloquent, mon père encourageait ces efforts. Il était, comme Henri III l’avait été, raffolé des contes bien troussés, des assauts d’esprit, des joutes verbales, des portraits piquants, des mots d’esprit. Monsieur de La Surie partageait ce penchant, qui parfois allait chez lui jusqu’au travers. Tous deux parlaient une langue savoureuse, semée d’expressions périgourdines ou archaïques, qui faisait mes délices sans que, de reste, je les voulusse imiter, Monsieur Philipponeau me persuadant que je devais être de mon siècle et non du leur. J’aurais toutefois rougi de ne pas être aussi bien disant qu’ils l’étaient.

— Le bien dire, disait mon père, n’est pas que le bien dire. Vous qui êtes cadet comme je le fus moi-même et ne devrez qu’à vous-même votre avancement dans le monde, vous ne le trouverez qu’à la cour, où tout l’art est de plaire. Et comment plaît-on au Roi, aux Grands et aux dames – si puissantes en ce pays – sinon par l’art de bien dire les choses, c’est-à-dire par une certaine finesse dans l’esprit comme dans le verbe.

À défaut de connaissances. Madame de Guise avait, elle, l’usage du grand monde, l’intuition du cœur et par les plus véhéments discours, elle ne cessait de grignoter jour après jour les défenses de mon père pour qu’il consentît à être présent avec moi à son bal.

— Monsieur, disait-elle, le seize août est mon anniversaire. Et il serait fort malgracieux de votre part, étant le premier de mes amis, de ne pas être, sinon tout à fait à mes côtés, puisque les convenances l’interdisent, mais à tout le moins près de moi. Me voulant ce jour-là baigner dans l’affection de mes proches, je n’inviterai que les gens qui me sont les plus chers : mes fils, ma fille, mon filleul, vous-même…

— Et beaucoup de monde en plus, dit mon père. Le Roi, la Reine régnante, la Reine divorcée, les deux favorites (les trois, si la Marquise de Verneuil consent à venir), les princes du sang, les maréchaux de France, le Comte d’Auvergne, les ducs et pairs présents à Paris, y compris le Duc de Sully que vous n’aimez guère, mais qui vous paie vos pensions, et le Duc d’Épernon, que vous détestez, mais dont vous craignez le ressentiment, tous ces Grands venant chacun accompagné de bonne noblesse française, comme il convient à leur rang. Et voilà pour votre fête intime. Madame, et votre petit bain d’affection !…

— Oubliez-vous que je suis Bourbon par ma mère ? dit la Duchesse sans la moindre hauteur, et comme si elle eût rappelé un lien de famille des plus banals, et que je me dois d’inviter Henri, puisqu’il est mon cousin germain. Et comment puis-je inviter Henri sans inviter la Reine, la reine Margot[11], les favorites, les princes du sang, les ducs, bref, avec la suite d’un chacun, une centaine de personnes.

— Et c’est là où, tout justement, le bât me blesse, Madame. Ce n’est plus un anniversaire, c’est une cohue ! On bâfre, on jacasse, on sue, on étouffe, les chandelles de vos lustres s’égouttent sur votre tête, les lanternes vous enfument ; à demeurer debout, on souffre des pieds et des jarrets ; les parfums de nos belles et les eaux de senteur de nos galants vous entêtent. Et que fait-on ? On danse ou plutôt, on fait semblant, car les voix sont si hautes qu’on n’entend même pas les violons. Il faut hurler pour se donner le bonjour. On n’oit pas ce qu’on vous dit : petite perte, de reste, car on ne vous dit que des riens et il y a tant de presse au buffet que c’est à peine si on peut arriver à se faire servir un gobelet de clairet. Et l’heure passant, on cherche vainement un endroit où l’on pourrait se soulager…

— J’y ai pourvu ! dit la Duchesse triomphalement. J’ai arrangé une chambre des commodités où il y aura une bonne dizaine de chaires à affaires.

— Des chaires percées, voulez-vous dire ?

— Fi donc. Monsieur ! On ne les nomme plus ainsi ! Cela offense l’honnêteté.

— Prévoyez donc une seconde chambre des commodités pour les dames, dit mon père. Sans cela, l’honnêteté sera tout à plein offensée.

— Mais cela va de soi, dit la Duchesse. Et la porte en sera gardée par deux Suisses géantins. Ce jour d’hui, même à la vertu des tendrons on ne peut plus se fier. Savez-vous que, dedans le Louvre même, dans les appartements des filles d’honneur, on a trouvé le jeune Baron des Termes dans la chambre de Mademoiselle de Sagonne ? La Reine en a hurlé. Elle a chassé la Sagonne sur l’heure et couru incontinent chez le Roi pour le prier de « trancher la tête » du Baron.

— Qu’a dit le Roi ?

— Il en a ri à s’étouffer. « Ventre Saint-Gris, Madame ! a-t-il dit, est-ce bien la tête que vous voulez que je lui tranche ? Et n’est-ce pas à vous de mieux garder vos filles ? »

Mon père s’égaya de ce récit et le voyant l’œil plus serein. Madame de Guise reprit espoir et dit du ton le plus cajolant :

— Ah ! Monsieur, je vous prie ! Si vous voulez me plaire, faites-moi la grâce d’être là !

— Madame, avez-vous pensé à ceci ? Pour ne point tailler trop piteuse figure à votre bal, il me faudrait un pourpoint de taffetas, un col à double rangée de dentelles, des chausses écarlates, des bas de soie incarnadine, des bottes à éperons dorés et un pommeau d’épée rehaussé de pierreries. Encore ne pourrai-je mettre qu’une seule fois ce coûteux appareil pour la raison qu’au prochain bal, il ne sera plus à la mode qui trotte, nos beaux muguets de cour en ayant décidé ainsi.

— Eh bien. Monsieur, dit la Duchesse jouant son va-tout et parlant quasiment à la désespérée, venez donc en votre habit de velours noir ! De vous, huguenot converti, cela pourra passer, pourvu que vous portiez autour du cou votre collier de Chevalier du Saint-Esprit. On ne se gausse pas d’un gentilhomme qui peut porter une telle marque de la faveur royale.

— En habit de velours noir ! Un seize août ! Dans cette presse ! Me voulez-vous voir étouffer ? Non, non. Madame, ne parlons plus de cela ! Nous nous fâcherions ! Et c’est tout le rebours que je souhaite.

Ce disant, il prit sa petite main potelée, la porta à ses lèvres et la baisa d’une façon très particulière qui devait être entre eux une sorte d’amoureux langage, car Madame de Guise frémit, rosit et devint coite comme nonnain à matines.

Eh bien, pensai-je, voilà donc l’affaire réglée et mon joli bal à l’eau. Car, encore que le respect m’eût défendu de déclore devant mon père mon sentiment, puisqu’il contrariait le sien, je désirais ardemment qu’il acceptât l’invitation de Madame de Guise, tant pour faire plaisir à ma bonne marraine que pour voir enfin de mes yeux son bel Hôtel de Grenelle et tous ces hauts personnages de la cour dont les noms, les caractères, les hauts faits ou les ridicules revenaient sans cesse dans la conversation de la Duchesse, de Fogacer, de Bassompierre et de mon père. Et pourquoi cacherais-je ici le vif plaisir que je m’étais promis à contempler, fût-ce de mon petit coin, ces beautés célèbres dont nos chambrières clabaudaient à longueur d’horloge, parce qu’elles avaient été, ou étaient, ou allaient être les favorites du Roi : la Marquise de Verneuil, la Comtesse de Moret, Charlotte des Essarts. Leurs noms eux-mêmes avaient à mon oreille je ne sais quel charme qui touchait mon imagination et me donnait à rêver.

Bien que ma sieste laissât peu de temps au langage articulé, je confiai entre deux soupirs à Toinon ma déception pour ce bal perdu. Je la trouvai fort peu compatissante.

— Ma fé, Monsieur, je ne me pense pas que vous perdiez grand’chose ! Ces grandes dévergognées de la noblesse sont mieux attifurées que nous, mais enlevez-leur leur corps de cotte, la basquine, le vertugadin, les fausses boucles, le faux cul, les fausses couleurs dont elles se badigeonnent et qu’allez-vous trouver ? Des femmes bien semblables à nous autres, peut-être même un peu moins bien, avec des tétins, un nombril et un cas fendu de bas en haut ou de haut en bas, comme vous voulez, mais jamais de dextre à senestre ! Cornedebœuf, où donc est la différence ? Au moins, vous, mon mignon, quand vous me dévêtez, avez-vous sous les yeux un derrière qui doit tout à la nature et des tétins qui ne doivent rien au tailleur. Babillebabou ! J’enrage de voir les hommes à genoux devant ces animaux-là ! À leur lécher le bout des pattes et à les adorer, parce qu’elles font avec eux les façonnières et les renchéries, et les tourneboulent avec leurs yeux fondus, leurs petites moues et leurs faux-semblants. Je vous le dis, Monsieur, avec elles, tout est pour la montre et très peu pour l’effet ! Moi, pour soixante livres par an que me donne Monsieur le Marquis, plus le rôt et le logis, je vous fais plus de bien que ne vous en feront jamais ces coquettes-là leur vie durant. Et qui plus est, je le fais en m’y plaisant, pour ce que vous êtes joli à voir, doux au toucher, propre comme un sou neuf et, chose rare chez un homme, toujours prêt aux enchériments.

Toinon fit un conte de ma déconvenue au sujet du seize août à Greta, la seule dans notre domestique qui souffrait son humeur altière. Greta le répéta en y ajoutant de son cru à Mariette, laquelle étant accoutumée à transformer le moindre minou en un énorme tigre, fit de ma petite déquiétude un grand désespoir dont elle entretint Geneviève de Saint-Hubert comme elle arrivait chez nous. Or, Mademoiselle de Saint-Hubert avait un naturel aussi tendre que le beurre et aussi facile à fondre. Elle pleurait quand elle voyait un souriceau gémir sous la griffe d’un chat. Ce jour, elle devait, en m’accompagnant sur le clavecin, me faire chanter en italien, excellent exercice, disait-elle, pour m’accommoder la glotte aux sons de cette belle langue. Elle s’assit avec grâce et promena ses jolis doigts sur les touches, mais ne put aller plus loin. Tournant vers moi ses grands yeux noirs où brillait une larmelette, elle me dit qu’elle comprenait mon chagrin et qu’elle en savait toute l’aigreur, ayant dû elle-même renoncer à un bal dont elle se promettait beaucoup. Je sentis tout l’avantage que me donnait cette ouverture. Je baissai les yeux, je poussai un soupir, je fis l’inconsolé. C’en fut trop pour elle. Elle me prit dans ses bras et me fit cent baisers. Vous pensez bien que je n’allais pas prendre l’air gai après cela. D’une voix entrecoupée, je la remerciai de ses bontés, ce qui l’amena à les redoubler. Après un moment, comme vaincu par d’aussi tendres soins, je commençai à lui rendre ses baisers, mais d’un air si dolent qu’elle ne songea pas à s’offenser, ni même peut-être à s’apercevoir de leur hardiesse. Oui eût pensé que son éducation couventine l’eût faite si ingénue ou si chattemite ? Nous passâmes ainsi un bon petit moment, elle à me consoler évangéliquement et moi accueillant ses consolations avec l’air le plus désolé du monde, mais avec des pensées de derrière la tête qui ne m’auraient pas gagné le ciel à être placées devant.

Nous étions engagés dans ce tendre commerce quand on frappa à la porte. Je me désenlaçai de ses jolis bras (ils étaient nus vu la touffeur de l’air), je me levai et je criai d’entrer. Par bonheur, ce fut Greta qui apparut et non, Dieu merci, Mariette dont le regard perçant eût vite fait de déceler notre trouble. Greta avait la vue basse et, à ce qu’elle nous disait souvent, voyait le monde flou. Ce qui ajoutait, sans nul doute, à sa bienveillance naturelle et au vague de ses opinions.

— Monsieur, dit-elle, il y a là une sorte de petit gentilhomme empanaché qui nous tit qu’il est au Roi et qu’il a un message pour Monsieur de Siorac.

— Fais-le entrer, Greta.

Toute myope qu’elle fût, elle avait bien décrit le nouveau venu, car il était fort jeune et fort petit, bien qu’il tâchât d’y remédier par l’importance de ses talons et la hauteur d’un magnifique panache de plumes d’autruches blanches et amarante qui étaient attachées à son chapeau de castor noir par des fermoirs de perles. Les couleurs de son pourpoint de soie et de ses hauts-de-chausses et bas étaient si vives, si chatoyantes et si bien accordées entre elles que je craindrais de faire tort au goût exquis du porteur, si je devais me tromper en les décrivant. Mais je puis témoigner du moins que du haut en bas de sa vêture, rien ne manquait – passements, galons d’or, broderies de soie, ganses ou rubans – de tout ce qu’eût pu exiger de son tailleur la plus élégante guêpe de cour. Toutefois, ce furent surtout ses gants qui me frappèrent car ils étaient en velours (ce qui, par cette chaleur, me parut fort incommode), garnis de grands revers brodés, et ornés du poignet jusqu’à mi-coude de longues franges d’or qui voletaient dans les airs à chacun de ses gestes.

— Monsieur, dit-il en parlant du bout des lèvres, comme si les mots de la langue française eussent été trop communs pour y employer toute la bouche, peux-je quérir de vous si vous êtes bien Monsieur de Siorac ?

— Oui, Monsieur, dis-je. C’est moi. Et voici Mademoiselle de Saint-Hubert qui est assez bonne pour m’accompagner au clavecin.

— Madame, dit-il en se décoiffant avec grâce, et en balayant le sol de son panache, mais très à la délicatesse, pour ne pas risquer de casser les plumes, je vous prie d’agréer mes très humbles hommages.

— Monsieur, je suis votre humble servante, dit Mademoiselle de Saint-Hubert.

Le quidam se recoiffa et, se tournant vers moi, il se décoiffa aussitôt et me salua, mais point tout à fait aussi bas et mettant une sorte de hauteur dans son humilité. Sans doute me jugeait-il à l’aune de ma vêture.

— Monsieur, dit-il, je suis voutre serviteur.

— Monsieur, dis-je, un peu étonné de ce qu’il eut dit « voutre » au lieu de « vôtre », je suis votre serviteur. Puis-je savoir comment on vous nomme et en quoi vous avez affaire à moi ?

— On me noumme Roubert de Roumourantin, dit le poupelet avec un petit salut qui me parut moins dirigé vers moi que vers lui-même.

— Roumourantin ? dis-je. Je connais un Romorantin.

— Fi donc, Monsieur ! Il y a beau temps qu’on ne parle plus ainsi en bonne compagnie ! Nous avons les « o » en horreur et les prononçons « ou ». Ainsi nous disons : le souleil est une bounne chouse.

Je vis que Mademoiselle de Saint-Hubert mettait la main devant sa bouche pour dissimuler son sourire et je décidai de pousser le jeu plus avant, comme j’avais vu faire mon père si souvent quand il voulait se gausser d’un quidam sans toutefois l’offenser.

— Ah ! dis-je, voilà qui est galant ! Le souleil est une bounne chouse ! C’est admirable !

— Monsieur, excusez-moi, dit Romorantin, mais nous disons, « c’est amirable ». Nous n’aimons pas non plus le « d », pour ce qu’il est dental et barbare. Et partout où nous le rencontrons, nous le retranchons tout net.

— Mais alors, dis-je, comment dites-vous : « Ma belle me déprise. »

— C’est tout simple : ma belle me éprise.

— Mais cela fait confusion, dit Mademoiselle de Saint-Hubert : on pourrait croire quelle est éprise de vous.

— Mais bien indubitablement elle l’est, dit Romorantin, avec un autre de ses petits saluts. Je vous assure qu’à la cour, je ne rencontre pas de cruelles.

— Monsieur, dis-je, comment s’en étonner : vous êtes si bien fait et si bien habillé qu’il n’est pas possible de plus.

— Et vous, Monsieur, dit Romorantin, vous parlez, quant aux paroles, avec beaucoup de grâce. Toutefois, si vous me permettez de le dire, vous prounoncez les mots beaucoup troup à la bourgeoise : ils ne méritent pas, croyez-moi, qu’on les articule si bien. Il faut les laisser couler du bout des lèvres et les laisser tomber, tout désoussés, avec une petite moue, un meuh-meuh à la fin de la phrase et un sourire à la négligente.

— Un sourire à la négligente ? dis-je, n’est-ce pas amirable ? Coumment le faites-vous, s’il vous plaît ?

— Vous le faites sans mountrer les dents, d’un seul coûté de la bouche, en prenant soin de lever le sourcil oppousé, comme si vous étiez vous-même étounné que quelque chouse puisse vous amuser.

— Comme ceci ?

— C’est passablement fait.

— Ou coumme cela ? dit Mademoiselle de Saint-Hubert.

— C’est boun pour le sourcil, Madame, mais point pour le sourire. Il est troup gai.

— Monsieur, dis-je, pardounnez-moi de vous avoir retenu si loungtemps par mes questions. Vous m’aviez dit que vous aviez affaire à moi.

— En effet, dit-il avec un salut.

Il se redressa de toute sa petite taille, se campa sur ses deux jambes tendues et, le poing sur la hanche, dit avec gravité :

— Monsieur, j’ai l’hounneur d’être un des pages de Sa Majesté et il m’a ordounné de vous remettre ce pli en mains proupres, et parlant à voutre persounne, au bec à bec. Êtes-vous bien celui-là que j’ai it ?

— Oui, Monsieur.

— Pardounnez-moi, Monsieur, mais cette répounse est bien simplette et ne se ressent pas assez du bel air.

— Et que demande ici le bel air ?

— Eh bien, par exemple, à suppouser que l’on quiert de moi : Moussieur, êtes-vous bien Moussieur de Roumourantin ? Je répoundrais : « Indubitablement, je le suis ! » Sentez-vous coumbien cet averbe dounne de l’élégance à voutre proupous ? À condition, bien entendu, de le prounouncer du bout des lèvres, desquelles il doit choir, comme j’ai dit, tout ésarticulé. Monsieur, souffrez-vous que nous recoummencions ?

— Voulountiers. Je trouve voutre méthoude en tous points amirable et je m’instruis fourt en vous écoutant.

— La grand merci à vous. Monsieur, êtes-vous bien Monsieur de Siorac ?

— Indubitablement, je le suis.

La Volte des vertugadins
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